mercredi 17 octobre 2007

Hommage


"Cher Farley, (pourquoi faire semblant, alors que c'est à toi que je pense à cette heure)


Déjà un an que la justice des hommes... quelques hommes, car la majorité se contrefiche de la justice, la majorité, on lui fait plus mal en lui augmentant ses impôts qu'en rétablissant la peine de mort... Non, c'est un mauvais début.

Déjà un an que la justice des hommes... celle de Dieu est depuis longtemps consommée : nous allons tous mourir un jour. Il nous reste parfois à décider où, quand et comment. Toi, tu n'as pas eu à décider où et quand ("A partir du moment où je suis arrivé à Huntsville, le poison a commencé à couler lentement dans mes veines...") mais tu as su répondre au comment, et ayant résolu d'y vivre debout, tu y es mort debout... C'est pourquoi ils vous allongent sur ce brancard ?... Non. Je m'étais promis d'éviter tout cynisme.

Déjà un an que la justice des hommes... la justice des hommes, nous le savons bien, s'édifie par un combat permanent. Qu'est-ce qu'un Etat de Droit sinon un Etat qui garantit au plus faible de ne pas se faire impunément croquer par l'appétit du plus fort... Ca nous ramène à la vie. La vie est une profonde injustice, car c'est toujours celui qui a le plus faim (de gloire, d'amour, d'argent...) c'est toujours lui qui gagne. Tu sais pourquoi il y a des pucerons ? Parce que les fourmis en ont besoin. Quand il n'y en a pas assez, les fourmis cultivent des élevages de pucerons... Et tu sais pourquoi il y aura toujours des criminels ? Parce que les gendarmes en ont besoin. C'est un fait, les gendarmes ont davantage besoin des criminels que l'inverse... Pourquoi y a-t-il autant de lois ? On dit couramment que c'est pour se protéger des criminels, alors que manifestement ce sont les lois qui criminalisent les hommes... Non. Je ne peux pas commencer ainsi.

Déjà un an que la justice des hommes a jeté son dévolu sur toi pour t'envoyer valdinguer dans les poubelles de son histoire. Tu n'y es certes pas seul, et sans doute en meilleure compagnie que ceux de tes compagnons d'infortune qui hantent les tribunaux à la recherche d'une fantomatique justice humaine... Non, ça ne va décidément pas du tout.

Farley, déjà un an que la justice des hommes a fait son oeuvre et tu me manques. Un jour, après une représentation de "ce que vivent les loups", quelqu'un m'a demandé : " mais pourquoi votre condamné est-il aussi beau ?" J'ai d'abord répondu que ce n'était pas le mien, mais sans me laisser finir, le quelqu'un a insisté : "Il s'exprime beaucoup trop bien. Tout ce qu'il dit... Je ne pense pas que les condamnés à mort s'expriment de cette façon !
- Et, si vous permettez, comment s'expriment ils selon vous ?
- Je ne sais pas mais pas comme ça."
Alors j'ai essayé de lui expliquer qu'il s'agissait d'une fiction, et que le rôle d'une fiction était de nous donner à voir quelque chose de nous-même. Par exemple dans son cas, cette personne pouvait se demander pourquoi elle attendait forcément d'un condamné à mort qu'il s'exprime comme un charretier. D'ailleurs les charretiers ne sont pas plus souvent criminels que les boulangers, les plombiers, les banquiers ou les auteurs de théâtre, n'est-ce pas... Le quelqu'un m'a alors répondu qu'aux USA puisque c'est là que se situait l'action, et au Texas plus qu'ailleurs puisque c'est d'ici que les faucons de Bush ont pris leur envol, les analphabètes sont légion. J'ai répondu à cette personne qu'elle était mieux renseignée que moi... et nous sommes passés à autre chose. Je crois qu'il est impossible d'écrire une fiction "réaliste" sur ce qui se passe au Texas tout simplement parce que personne ne peut la tenir pour vraie. Mais face à cette réalité-là, il est possible de donner à voir ce qu'il reste dans le coeur d'un homme à qui le système répète inlassablement : "tu n'es qu'une ordure, et tu vas mourir comme une ordure". Tous les plus beaux chants des hommes sont ceux qui s'élèvent contre ce genre de forfait. Et toi, Farley Matchett, indépendanmment de ce que tu as été avant ça, tu fais partie de ceux qui ont poussé leur voix vers ces accents de vérité qui donnent envie de croire au genre humain. Tu as pu le faire parce que des êtres humains (quelles que soient leurs motivations initiales) ont daigné prêter une oreille attentive à ce que tu avais à dire. Tu n'es plus là (même si en nous...) mais d'autres, ayant saisi le témoin d'un relais sans fin, continuent de faire entendre leur voix par-dessus le brouhaha ambiant, d'autres dont mon oreille ne peut s'empêcher de trouver le chant plus mélodieux que toutes les promesses de bonheur qu'on essaie, à grand renfort de propagande, de nous faire avaler du petit-déjeuner jusqu'au coucher. Tu n'es plus là, mon frère, mais ton combat se poursuit sur des voies que tu as grandement contribué à déffricher. Un jour prochain peut-être, nos enfants pourront marcher sur ce chemin en toute sécurité et sans craindre à tout moment que la foudre de la justice humaine ne s'abatte sur eux... Pour tout cela et pour le reste, je te remercie, Farley, toi et tous les tiens qui vivez la bouche ouverte alors qu'on voudrait tant vous clouer le bec, quand ce n'est pas vous écraser la gueule.

Ps (pour répondre à quelqu'un) : J'ai écrit d'autres pièces, dont certaines mettent en scène des gens honnêtes, des gens de pouvoir, ou des gens de politique parfois aussi, et j'ai remarqué qu'ils ne s'expriment jamais aussi bien que "mon" condamné à mort. Il existe même dans une de mes pièces un ministre de la culture bègue... allez savoir pourquoi, mais je le trouve très réaliste.
Jean Marc Weber

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